Marlen Reusser est actuellement la Suissesse la plus couronnée de succès en cyclisme sur route. Dans cette interview, la Bernoise explique comment elle se prépare pour le Tour de Suisse. L’athlète de 31 ans parle de sa carrière tout sauf ordinaire, de ses objectifs, de ses multiples talents ou encore de son choix de devenir végétarienne.
L’interview a été réalisée par Fabian Ruch sur mandat de la banque WIR, partenaire du Tour de Suisse. . Photo de couverture: Getty Images
Que signifie pour vous le Tour de Suisse ?
Marlen Reusser : Énormément. Et c’est un grand objectif pour moi cette année. Je suis vraiment impatiente d’y être. En 2023, le Tour de Suisse fait pour la première fois partie du World Tour, donc de la catégorie la plus élevée, ce qui augmente largement sa valeur. Cela signifie aussi que le niveau sera encore plus élevée.
Quels sont vos objectifs pour ce Tour de Suisse Women ?
J’aimerais remporter le contre-la-montre. Et j’aimerais avoir mon mot à dire dans la lutte pour le classement général. Je crois en être capable, car j’ai déjà obtenu de bons résultats dans plusieurs courses à étapes. Une victoire au Tour de Suisse serait un moment tout particulier dans ma carrière. Mais la forme du moment sera le facteur clé, comme je l’ai malheureusement constaté ces derniers mois.
« La forme du moment sera le facteur clé »
Comment avez-vous récupéré de vos différentes blessures et maladies ?
J’ai vécu une deuxième moitié d’année 2022 très difficile. J’ai souffert d’une commotion cérébrale au mois de juin, puis d’une blessure à la main. J’ai ensuite attrapé le Covid et plusieurs virus grippaux. Mon état de santé n’a pas été idéal pendant plusieurs mois et, même après avoir enfin récupéré durant l’hiver, j’ai été victime d’une bronchite persistante lors d’un camp d’entraînement en altitude en 2023. Heureusement, ma forme est restée relativement stable et j’ai aussi pu m’aligner en poursuite par équipes au mois de février sur la piste.
Fin mars, vous avez gagné la classique Gand-Wevelgem avec la manière et à nouveau prouvé que vous faisiez partie des meilleures cyclistes de la planète. Comment voyez-vous votre rôle au sein de l’équipe néerlandaise SD Worx ?
Au début de la saison, on ne sait jamais exactement où l’on se situe. Quand on obtient de bons résultats, cela enlève les doutes et montre que l’on est sur la bonne voie. Nous avons une équipe très forte, elle est première au classement depuis plusieurs années et je fais partie des quatre leaders. Comme nous sommes une équipe exclusivement féminine, elle est un peu moins connue que d’autres formations qui ont aussi une équipe alignée chez les hommes. J’ai des libertés, j’ai le droit d’utiliser mes atouts et de tenter des choses de mon propre chef.
Quelles sont les autres leaders dans votre équipe ?
Depuis cette année, nous avons la meilleure sprinteuse du peloton dans notre effectif avec Lorena Wiebes. Cela change la dynamique et notre stratégie de course. Nous roulons de manière offensive et nous avons aussi la possibilité de décrocher des victoires quand les courses se jouent au sprint, grâce à Lorena Wiebes. Lotte Kopecky est une superstar dans son pays, la Belgique, tout le monde la connaît là-bas. Quant à la Néerlandaise Demi Vollering, elle est l’une de nos leaders par sa capacité à s’illustrer autant sur les courses d’un jour que lors des courses à étapes. Elle vit d’ailleurs à Bâle et pourrait participer au Tour de Suisse.
« Nous roulons de manière offensive »
Combien de temps à l’avance sait-on quelles seront les cyclistes qui courront avec nous lors d’une course ?
Nous avons un planning général pour la saison. Mais il y a des ajustements en fonction de la forme et des blessures.
Dans quels domaines avez-vous encore le plus grand potentiel de progression ?
Premièrement, la tactique de course. Je peux prendre des décisions encore meilleures et rouler de manière plus intelligente. Quand je vois les courses à la télévision, je sais toujours ce que je ferais dans telle ou telle situation. Mais quand je suis moi-même impliquée, j’ai souvent de la peine à trouver le bon moment pour placer une attaque. Et j’ai sans doute encore de la marge dans les ascensions courtes et pentues.
La banque WIR sponsorise le maillot de meilleur grimpeur lors du Tour de Suisse. Comment évaluez-vous vos qualités en montagne ?
J’aime beaucoup les étapes de montagne à la fois longues et difficiles. L’une de mes forces est d’être capable de rouler à un rythme élevé sur de longues distances. Lorsqu’il s’agit d’ascensions régulières, je peux déployer totalement ma force. On dit souvent que c’est un désavantage en montagne lorsque l’on est grand et lourd. Mais je ne le vois pas forcément comme ça, car je mesure 1,80 m et je grimpe vraiment bien. Là aussi, la manière de planifier une ascension et le fait de déclencher l’attaque au bon moment peuvent être décisifs.
« J’aime beaucoup les étapes de montagne à la fois longues et difficiles »
Quelle influence a le parcours du Tour de Suisse sur votre préparation ?
Si l’on veut jouer les premiers rôles lors d’une course comme le Tour de Suisse, il faut être au top dans tous les domaines. C’est vrai que je suis considérée comme une spécialiste du contre-la-montre, mais je peux aussi me défendre en montagne, voire mieux. Si, dans l’équipe, nous voyons avant une étape qu’il y a des sections favorables pour élever le rythme, nous établissons toujours un plan d’attaque. La meilleure préparation consiste à disputer un maximum de courses de haut niveau, mais aussi à s’accorder régulièrement des périodes de repos.
Vous êtes médecin, vous avez été politicienne chez les Verts, vous êtes végétarienne depuis votre enfance, vous êtes considérée comme intelligente et intéressante. Quelle importance donnez-vous à cette image ?
Je ne peux pas changer ce que les gens veulent penser de moi. Cela me fait évidemment plaisir si mon image est positive. Mais cette histoire d’enfant prodige est volontiers embellie. Selon moi, il est important de prendre chaque décision avec une conviction totale. À la fin, ce n’est pas le nombre de diplômes que l’on a obtenus qui compte, mais de vivre sa vie comme on le souhaite et comme on le pense. Et de toute façon, ce n’est pas le fait d’avoir fait des études qui définit si quelqu’un est intelligent ou non.
Il y a dix ans, comment imaginiez-vous votre vie en 2023 ?
J’étais en plein dans mes études de médecine à l’époque. Je n’avais aucune idée de ce que je ferais quelques années plus tard. Je suis une personne très concentrée sur l’instant présent. Ado, j’étais déjà active en politique et je n’aurais probablement pas imaginé prendre un jour l’avion dans le cadre de mon travail, ce qui est le cas actuellement en tant que cycliste professionnelle. D’ailleurs, je ne suis pas aussi stricte que ce que l’on écrit parfois sur moi.
Qu’entendez-vous par là ?
Certaines aspects de ma vie ont fait que les médias ont donné une certaine image de moi. Si je voulais vivre radicalement selon mes principes, je serais confrontée à un dilemme au quotidien. L’important, c’est de prendre des décisions que l’on peut assumer. Je pense par exemple à l’environnement, qui court à sa perte si l’humanité continue de vivre ainsi. Je m’engagerai toujours pour que les conditions s’améliorent et que nous pensions et vivions de manière plus écologique. Mais il serait faux de prêcher quelque chose et de pointer du doigt les autres.
Vous a-t-il fallu beaucoup de courage pour décider il y a quelques années de quitter un travail passionnant et bien payé de médecin et tenter de devenir cycliste professionnelle ?
L’argent n’a jamais été et ne sera jamais un critère prépondérant pour moi pour faire ou non quelque chose. Je ne suis pas naïve. Je sais que l’argent est nécessaire pour vivre une vie décente. Mais ne penser qu’à l’aspect financier de ce l’on fait est rarement une bonne idée pour être heureux. Il est beaucoup plus beau de vivre ses passions et de poursuivre ses rêves.
Les sponsors vous choisissent comme ambassadrice publicitaire et vous avez beaucoup de succès en compétition. Êtes-vous satisfaite de votre vie et de vos revenus ?
Je peux vivre ma passion, c’est important pour moi. Et j’en vis désormais plutôt bien.
Comment voyez-vous globalement l’évolution du cyclisme féminin ?
Les choses avancent. Mais il ne faut pas considérer le sport de manière isolée. Il est crucial que les femmes soient traitées avec suffisamment de respect et sur un pied d’égalité dans tous les domaines. Malheureusement, la situation actuelle en cyclisme reste que l’attention est nettement plus portée sur les hommes. Il nous manque souvent de la visibilité à nous les femmes. C’est la raison pour laquelle les coureuses sont moins bien connues.
«Il nous manque souvent de la visibilité à nous les femmes»
Vous avez commencé la compétition très tard. Vous arrive-t-il de vous demander de quoi vous auriez été capable si vous vous étiez entraînée plus tôt ?
Non, je ne fonctionne pas de cette manière. Tout ce qui m’est arrivé dans la vie s’est produit au bon moment. Et il me reste encore quelques belles années dans le cyclisme. L’an prochain, les Jeux olympiques auront lieu à Paris et j’espère que ce sera une magnifique aventure.
Vous avez grandi dans une ferme à la campagne. Dans quelle mesure cela vous a-t-il marquée ?
J’habite encore aujourd’hui à Hindelbank, c’est ma patrie. Mais je suis aussi devenue végétarienne après avoir vu comment les animaux étaient parfois élevés dans de nombreuses exploitations rurales. Pour moi, le fait de manger consciemment, avec respect et d’opter pour de la nourriture végétarienne n’a rien à voir avec l’endroit d’où l’on vient.
Et que ferez-vous dans 10 ans ?
Vous aimeriez que je vous réponde médecin ou politicienne, non ? (rires) Comme je l’ai dit, je vis le moment présent. Quand je vois comme ma vie a changé dans les dix dernières années, il est très difficile de dire aujourd’hui à quoi elle ressemblera en 2033. Je veux aussi trouver l’équilibre dans ma vie à ce moment-là. Pour le reste, tout suivra. Je ne manque pas d’idées et d’intérêts.